Jeudi 26 août. Sur le port de Paimpol, pluie et nuages enterrent l’horizon. [...]
Vendredi 20 juillet 2012
Par Chronique judiciaire
C’était juste un convoyage depuis le Cap Vert. Une traversée de l’Atlantique aux promesses de vacances. En quelques heures, c’est devenu une histoire de vie et de mort. Tempête, naufrage. Sauvetage in extremis. Récit d’un périple sauvage en mer déchaînée.
Jeudi 26 août. Sur le port de Paimpol, pluie et nuages enterrent l’horizon. L’été se dilue dans des trombes d’eau qui annoncent l’automne. La matinée est déjà bien entamée. Cristelle est au boulot quand elle reçoit un coup de fil glaçant. À l’autre bout de la ligne, le Centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage : « Connaissez-vous un bateau nommé Idem ? Il a déclenché sa balise… Combien de personnes à bord ? ».
Quelques mots qui ouvrent une trappe dans la conscience. Et, soudain, « l’impression de couler… ». Cristelle sait que la mer peut se montrer cruelle. Elle lui a déjà pris son grand-père. Mais il faut se ressaisir. Cinq, six appels, pour « avoir des renseignements » mais « personne n’a d’info ». Ah si, apparemment, l’embarcation serait du côté d’Ouessant. Dedans, il y a son compagnon, Yann, skipper. Et deux copains. Thierry et Mathieu.
Pendant que le Cross mène son « enquête terrestre », et ouvre le dossier de ce qui va devenir l’opération 789, le message d’alerte est diffusé en mayday relay. Au cas où un bateau, déjà sur zone, pourrait se dérouter vers la position renvoyée par la balise. Précise à dix mètres près. Et c’est le cas. Un porte-conteneurs russe fait route non loin de là. Loin d’Ouessant, finalement. Car le voilier des Paimpolais est en perdition, en plein Atlantique.
Au tout départ, sur le papier, le voyage avait tout l’air d’un contrat pour s’offrir le paradis. Partis chercher un bateau qui mouillait depuis deux ans au Cap Vert, Yann Massé, Thierry Guillarmic et Mathieu Msellati devaient rentrer tranquillement à Paimpol après une halte par les Açores. Sauf que rien ne s’est passé comme prévu.
Quand on est marin, on est sensible à l’âme des choses qui flottent. À l’air du temps. À ce qui se hume et ce qui se ressent dans une intuition inexplicable. Et franchement, l’arrivée au Cap Vert n’a rien d’une pause savoureuse.
Le first 38, de 12 mètres, patiente dans la baie de Mindelo au côté d’épaves pourrissantes. Dans une atmosphère glauque, puant la fin des choses et les mauvais départs. « Fantomatique », se souvient Thierry. Roofs ouverts, bateaux pillés. « Il était temps de le ramener… », dira-t-il. Là, tout est comme « vaudouïsé ».
Froid dans le dos
Ils quittent l’île avec le froid dans le dos. Même si c’est un frisson qui prend son sens plus tard. Quand tout s’est vraiment gâté. Et que les hommes ont depuis l’impression, aussi étrange que cela puisse paraître, qu’Idem « ne voulait pas rentrer, et qu’il a tout fait pour nous attirer au fond », comme le suggère Yann, le capitaine.
Les quinze premiers jours de voyage entretiennent l’illusion. Idylliques. Le vide inquiétant du Cap Vert n’est plus. À la place, il y a la route vers les Açores. Les marins y parviennent le 14 août. « Enfin la terre ferme », jubile Thierry, qui ressent « le bonheur de pouvoir marcher après avoir joué au balancier pour garder l’équilibre pendant plusieurs jours ».
Il y a « les odeurs de verdure », celle « du pain qui se fabrique derrière chaque porte ». À 7 heures, les hommes avalent un petit-déjeuner aux saveurs portugaises. La seconde étape se prépare. Il faut tout inspecter. Moteur, gréement, voile… Et prévoir. Douze jours de rations alimentaires, même si le voyage n’est que de 6 à 8 jours.
Le 17 août, Idem reprend la mer. La météo annonce des vents de sud, sud-ouest. L’idéal pour faire route en direction d’Ouessant. Les marins affrontent deux jours de pétole, usant pour les nerfs. Puis le vent se lève un peu. Le ciel, lui, vient coiffer l’horizon d’une coupole grisâtre. Dans ce ralenti mécanique, la vie surgit de l’eau. Thierry voit encore ce ballet aquatique : « Des baleines à bosse flirtaient avec l’étrave, il y avait des thons chassant des bancs entiers de sardines ». De quoi faire oublier les miles qui ne passent pas.
Le soleil se couche sans rien laisser deviner de la nuit qui va suivre. Dans le cockpit, les marins font le point sur leurs projets à venir.
Thierry prend le premier quart. Cap parfaitement au nord, le bateau progresse. Et prend de la vitesse. Jusqu’à 10 nœuds « avec des pointes de 14 et plus ». Le voilier va trop vite. Le temps fraîchit. Soudain, l’embarcation fait un tour sur elle-même. Les marins sont surpris par « une déflagration assourdissante ». La baume est touchée, l’enrouleur de génois aussi. Yann « répare sommairement ».
Mais la tempête se lève. La mer est « bien formée », avec des vagues « énormes et belles ». Le capitaine tient la barre toute la nuit, livrant là « son plus beau combat de marin ». Le matin le surprend, bras en compote, des miles avalés plus vite que jamais. Sur le bateau, les dégâts sont considérables. Le skipper doit s’accorder quelques heures de sommeil.
Voodoo Child à fond les ballons
Yann ne craint pas les tempêtes. D’habitude, quand le temps se déchaîne, il diffuse Voodoo Child de Jimmy Hendrix, à fond les ballons. Mais « une tempête, ça se négocie, pas un ouragan… »
C’est pourtant bien ce qui se forme à l’horizon du voyage. Tout à coup, une houle se lève, de « 4 ou 5 mètres en vagues croisées », vraiment « méchante ». Puis des creux, capables d’engloutir deux fois la hauteur du mât, lequel culmine à 16 mètres. L’océan joue les « machines à laver ».
Enfin le vent vire « pleine face ». Il souffle de Nord-Est. Les hommes ne sont qu’à quatre jours de Paimpol. Mais cela paraît si loin. Pendant 48 heures, Yann « fait le tour de toutes les options possibles ». Filer sur l’Espagne ou le Portugal ? Il y a aussi l’Irlande, au nord… et c’est là qu’ils choisissent d’aller.
La capitaine demande à chacun de s’équiper d’un gilet de sauvetage. La baston va commencer. Le jour, le skipper essaie de prendre le vent de travers, direction Nord. Mais la nuit, il est obligé d’emprunter une route de fuite, à l’ouest. L’Idem n’avance pas.
Le capitaine « calcule » l’eau restante. La nourriture aussi. Pas brillant. Et le gréement commence à « en prendre plein la gueule ». Les bas haubans qui tiennent le mât se fissurent. La grand-voile est déchirée. Le moteur ? « Rincé ». Et le mât, lui, bouge dangereusement.
Dans cette situation, un peu de calme aurait permis au bateau de s’en tirer… mais « ça n’a pas faibli ». Les hommes affrontent « quatre jours et quatre nuits d’enfer ». Des creux de 30 mètres, un vent de « 110 à 140 km/h ». Le bateau s’envole, surfe sur la crête des vagues, s’engouffre dans les suivantes quand il ne chute pas lourdement sur la surface.
Personne ne panique. Yann est un navigateur expérimenté. Il sait surtout que, dans ces moments extrêmes « il n’y a plus de tricheurs » parce que « la mer met les gens face à eux ». Impossible de manger. Impossible de dormir. Bouger ? C’est prendre le risque d’être projeté comme un fétu de paille, et de se blesser dramatiquement. Le gasoil s’est répandu dans le carré. Les nerfs sont soumis à rude épreuve. Yann va tenter de manipuler le régulateur d’allure, nu comme un ver sous l’assaut des vagues.
Hallucinations auditives
Dans la caisse de résonance du bateau, les bruits des chocs, et de la casse, rythment les secousses. La tension, le manque de sommeil font leur effet. Les marins commencent à « halluciner ». Des hallucinations auditives. Ils entendent « des gens rire ». Puis des « voix » qui viennent de nulle part.
Le 26 août au matin, Yann sent que « le bateau n’en veut plus ». Il est temps que ça s’arrête. Idem n’est plus manœuvrable. Les marins sont « prostrés dans le carré ». À neuf heures, la balise satellite est déclenchée.
On se prépare à une attente, longue. Papiers, affaires personnelles : tout est empilé dans un sac facile à emporter. Thierry se souvient qu’il tente de préparer « une soupe aux poireaux » quand il entend la corne de brume. Le roof ouvert, les marins aperçoivent « une montagne d’acier » qui se dirige sur eux. Un porte-conteneurs, avec ses cinquante mètres de hauteur, cargaison comprise. Près de 300 mètres de long. Et sans doute 30 de large. Se hisser le long de la coque ? L’affaire paraît mal engagée. Car ce type de navire n’est pas équipé pour assurer un sauvetage.
L’énorme navire s’approche et lance des orins pour amarrer le voilier : mais la tentative capote. Un des câbles lâche, livrant L’Idem au courant. Incontrôlable. Et puis le safran est arraché. « C’était terminé », commente Yann. Tout s’enchaîne très vite.
« Le porte-conteneurs a tenté une nouvelle manœuvre pour se rapprocher de nous. Mais avec les vagues, un coup il nous voyait, un coup il ne nous voyait plus… »
Et tout à coup, les naufragés voient « le monstre d’acier » droit sur eux. « Yann nous a ordonné de sauter », se souvient Thierry. Pas question de se louper. C’est à bâbord que les hommes s’élancent, pour éviter d’être écrasés. Yann n’a pas le temps de bondir. Quand le géant percute son voilier, il est projeté à la mer. L’Idem est disloqué. Il présente en son milieu un trou béant « d’un mètre carré ».
Au contact de l’eau, le gilet de Yann ne se gonfle pas. Heureusement, il est sauvé par un débris flottant, un morceau de « fil de verre avec de la mousse », qui vient lui taper l’épaule.
« j’ai ouvert la bouche pour me noyer »
Mais dans une mer encore agitée malgré une accalmie bienvenue, le danger est encore à venir. Filant sur son erre, le porte-conteneurs aspire les trois hommes à la mer sous sa coque. Yann se souvient de ce moment sous l’eau. Il est passé si près de l’hélice.
Pour éviter une mort atroce, même si elle ne tourne plus, il préfère « se noyer volontairement ». « J’ai ouvert la bouche », se rappelle-t-il. Juste le temps d’une bolée : les trois hommes ressortent de l’autre côté du navire « comme des bouchons ». Quatre secondes en immersion. Tout une vie.
Les marins savent que la leur ne tient plus qu’à un fil. Dans une eau à 15 ou 16 degrés, épuisés par les jours précédents, ils ne tiendront pas longtemps. Et puis il y a cette saveur de mort dans l’écume qui les bouscule. Avant de passer sous le navire, tous ont songé qu’ils allaient y rester.
Petits points à la surface, les trois hommes filmés par les marins russes, viennent de réapparaître, après avoir été aspirés sous la coque du bateau.
Yann : « Je me suis dit, c’est là que ça s’arrête. Alors tu penses à ta nana, à ton fils. Je suis encore un peu choqué par ce truc-là. Parce que je n’avais pas froid. La mer était belle. Et il y a ce bien-être… On y a été, on était en train de mourir. Ce bien-être là, il me fait peur. J’avais déjà eu des problèmes. J’ai déjà été déprimé. Mais là… t’es dans la mort et tu es bien ». Une sensation que le marin ressasse sans lui trouver d’explication. La religion, ce n’est pas son truc. Il est « athée ».
Thierry aussi est marqué par l’apaisement imprévisible qu’il a ressenti : « J’ai pensé que j’allais rejoindre ma défunte femme. On allait passer d’un monde à l’autre. Et peut-être que le prochain serait meilleur ». Il y avait tant de « légèreté » dans cet instant. Les deux hommes emploient même le mot « extase ».
Mais le moment de partir n’est pas venu : les naufragés ont « les nerfs ». Cette force étrange qui prend le relais de la volonté, quand l’épuisement joue avec les dernières ressources.
Traversés par un banc de baleines-pilotes
Éparpillés dans l’eau, ils doivent se regrouper pour augmenter leurs chances d’être récupérés. L’effort concentre toute leur attention. Mais ils arrivent étonnamment à prendre conscience de « l’immensité du paysage ». Et puis ils se retrouvent, submergés par la houle. Mains serrées. Ensemble. Et là, dans ce chaos total, Thierry aperçoit « des ailerons ».
Les marins qui se battent avec les flots sont traversés par un banc de globicéphales, ces baleines-pilotes dotées d’un bon melon frontal. Elles apparaissent souvent dans le sillage des bateaux par groupe de dizaines ou de centaines d’individus. « On était dans une merde totale, et voilà qu’on nous donnait un peu de beauté. On pouvait presque tendre la main pour les toucher ».
Mais chaque instant compte. Les membres commencent à souffrir d’hypothermie. Il faut s’approcher davantage de la coque du porte-conteneurs. Des filets y ont été tendus. Les hommes, sans force, parviennent au pied de la montagne sombre. S’agrippent aux bouts qui traînent. Se protègent quand les vagues les projettent contre l’acier.
Le découragement guette. Se maintenir à l’eau est déjà un exploit. Alors grimper 20 mètres ? Avec ces mailles qui coupent les doigts chaque fois qu’ils se hissent dessus ?
Les naufragés luttent pour se hisser le long de l'immense paroi du porte-conteneur
À mi-coque, Yann s’emmêle et tombe dans les vapes. Thierry lui, se laisse tomber en arrière. Épuisé. « C’est un marin russe qui m’a rattrapé par les cheveux. Si j’étais tombé, je ne serai pas remonté. »
Les voilà à bord. Enfin. Yann parvient à ouvrir un œil. « J’ai demandé où étaient mes copains. J’ai demandé si quelqu’un avait une clope. Et je suis retombé dans les pommes ».
Le réveil est du genre lent. Les naufragés émergent, assis en cabine, emmitouflés dans des couvertures. Les matelots leur passent de la pommade sur les mains. Ils sont sauvés. Après 1 h 19 dans le bouillon. Les bras tremblent tellement qu’il est impossible de boire le thé qu’on leur apporte.
Thierry se souvient de Yann. « Il avait la tête du mec qui vient de vivre quelque chose », commente-t-il. Il se tourne vers son « frangin » : « La tête que tu avais… j’ai vu que tu étais passé pas loin ».
Survivants. À bord, la réalité s’insinue petit à petit dans les brumes du cauchemar. D’abord, les Russes — « tout aussi tremblants que nous » — leur avouent qu’ils ne seraient sans doute pas restés dix minutes de plus sur place. À 30 000 dollars par jour de fuel lourd, le changement de programme du porte-conteneurs a des implications financières de premier ordre. Et puis personne ne croyait vraiment à une issue heureuse. L’un des marins a d’ailleurs filmé le naufrage. Il a coupé la caméra au bout d’un moment. « Parce qu’il ne voulait pas filmer des gens en train de mourir ».
Les naufragés craquent. Tout leur revient « par flashs ». Impossible de dormir. Lorsque les paupières se ferment, Yann revoit « ce bleu turquoise sous la carène du bateau ». Un bleu si « extraordinaire »…
Saufs. A bord du cargo russe.
Thierry lui, ne parvient pas à oublier les visages des marins quand il s’est laissé tomber en arrière. Ces faces hurlantes, crispées par la peur et la panique.
On leur propose de regarder la vidéo saisie quelques heures auparavant. Yann ne veut pas voir. « En même temps, je me demandais : pourquoi je ne craque pas ? Et quand j’ai finalement vu les images… j’ai encore envie d’en chialer », confie-t-il, l’émotion au bord des yeux. Les trois hommes sont allés « là où l’on se rend compte qu’on s’aime, qu’on tient à la vie ». Ils en gardent l’impression d’un rêve, et « c’est redoutable ».
D’autant que le retour à Paimpol est de nouveau reporté. « Dans l’eau, je ne sais pas pourquoi, je me suis mis en tête que le bateau allait au Havre. Mais non… il allait en Caroline du Sud », rigole Thierry. Encore 10, 12 jours de mer et les hommes débarqueront à Atlanta.
“Sarkozy won’t pay for you“
Il y a les premiers coups de fil aux proches. A Paimpol Cristelle se souvient qu’elle « n’a pas attendu longtemps. 2 h 30 après le premier appel du Cross, elle savait qu’ils étaient sur le porte-conteneurs ». La fille de Thierry est également prévenue. « J’ai reçu un appel de ma grand-mère. Elle m’a juste dit : le bateau de ton père a coulé, il est sur un cargo qui va aux Etats-Unis ».
Mais sans papiers aux USA… la situation n’augure rien de bon. De quoi crisper un peu l’ambiance à bord. Les officiers les évitent un peu. Ils se retrouvent confinés dans leur cabine. L’armateur du porte-conteneurs prend contact avec le consulat de France. Le retour ne semble pas gagné. « Sarkozy won’t pay for you », leur rapporte le commandant. Le Président ne paiera pas pour eux ?
« Pas un sou, fulmine Thierry. Ah si, on nous a payé un café. Par contre, il fallait régler les nouveaux passeports tout de suite. Personne ne nous a offerts de quoi manger… » Les hommes sont assurés, mais le consulat voudrait régler le dossier avant le week-end.
Cristelle, depuis Paimpol, gère. La colère viendra après. « Pour faire fonctionner l’assurance, il fallait qu’ils trouvent un médecin… difficile un vendredi soir à Atlanta. Et il faut compter 470 dollars la consultation de dix minutes ». Le consulat appelle les proches. Objectif : persuader les familles de payer pour rapatrier les naufragés. On leur explique que « les caisses de solidarité sont vides ».
Les marins ont l’impression qu’il faut livrer « une autre bataille ». « On était encore des naufragés… finalement ça ne s’est terminé que lorsqu’on a été dans l’avion pour Paris ».
Le coup de main vient de la générosité inattendue. Un groom qui leur prête un téléphone. Le cuistot philippin du cargo qui leur a laissé « 5 dollars et une carte de téléphone ». Des « gens que tu ne peux pas oublier ». Les « petits ». Car finalement « les bonnes choses viennent toujours du bas », juge Thierry.
Dans l’avion, les marins sont « comme des gosses ». Voilà qu’ils peuvent enfin « écouter du rock », et « grappiller un peu de pinard auprès de l’hôtesse de l’air ». Évidemment, ils ne ratent pas l’alerte à la bombe à Roissy-Charles de Gaulle, qui se solde par l’explosion d’une valise. « Naufragés ? J’espère que vous ne portez pas malheur en avion » leur a glissé une passagère amusée.
Et puis les deux Paimpolais ont retrouvé le bercail. Ils ont changé. Plutôt, ils « ne sont pas redescendus ». Il faudra du temps car tout ça « hante encore ». Quelques pépins physiques rappellent de plus grandes frayeurs. Thierry regarde son majeur qui s’est brisé. Et l’annulaire qui « n’a plus de sensation ». Les gars sont-ils définitivement fâchés, rincés de la grande bleue ? Pas du tout.
« De toute façon, je ne vais pas dans l’eau, explique Yann. Aller se baigner ? Pour s’amuser ? Non je ne le fais pas. Maintenant, les copains comprennent pourquoi ».
La mer, c’est la mer. Il faut la prendre au sérieux. Elle reste « fascinante ». Et inquiétante.
« Vivement qu’on y retourne ensemble », prévoit Thierry. Parce que « c’est vraiment bon ». 5 000 mètres de fond, personne autour. Le temps « passe vite » quand on est « face à sa conscience » et qu’il ne faut « rien louper de cette intensité ». En mer ? « T’as rien, et ce rien est très enrichissant ». Mais attention, Thierry n’est pas encore « prêt » à s’éloigner loin des côtes, là où l’horizon devient le seul repère.
Et Yann ? En bon marin de la marine marchande, il est plié aux dangers de l’eau. La mer « c’est mon église. À terre, je suis gauche. L’eau c’est mon élément. Mais attention, sur l’eau… ».
À Paimpol, Thierry entoure sa fille. Avec son ami, skipper, celle-ci prépare un tour du monde. Pour la plus grande joie de son paternel. Et la passion de famille ne se laisse pas happer par les drames. « Elle me l’a dit quand elle a vu le film : papa, si je t’avais perdu, j’aurais quand même pris la mer ; et je trouve ça super, que la vie continue ».
La vie continue, mais vissée dans ce souvenir étrange, presque onirique. Difficile de croire que c’était bien eux, là, dans l’eau. Les émotions intérieures bousculent encore l’histoire objective.
Et il y a la grande leçon à digérer. « La notion de vie n’est plus la même, analyse Thierry. Profitons, car il y a beaucoup d’amour autour de nous. On a mis un pied dans l’autre dimension. Maintenant, on saisit la valeur de certaines choses. L’amour, tu le sublimes, comme un objet précieux à ne pas casser ».
On file à l’essentiel. La famille, les amis. Attention : les vrais. Thierry l’assure : « il y a des poignées de mains tordues qu’on ne serre plus ».
Rien n’explique qu’un drame puisse mêler si étrangement le risque absolu et la chance totale. « Je ne crois pas à plein de choses, réfléchit Yann, mais avec les voix qu’on entendait… on a eu l’impression que le bateau était vaudouïsé. Dans nos délires, à passer le temps, on y a pensé : quelqu’un nous en veut. On a eu envie de sortir de ce bateau ».
Le voilier est devenu même « antipathique », détaille Thierry, quand il a commencé à prendre la forme d’un « cercueil ». Alors qu’il se trouve aujourd’hui à 2 600 mètres de fond ne les rend pas inconsolables. « C’était un bateau, c’est devenu une prison. Il n’a pas voulu nous ramener, qu’il reste là où il est », lance Yann. Il a toujours donné « une âme au bateau ». Et là… il lui reste le sentiment étrange que l’Idem a « voulu nous emmener au fond avec lui. Alors on a fini par se séparer ».